Secrets de fermentation : Au cœur du geste des distilleries artisanales occitanes

18 juin 2025

La fermentation, une étape cardinale avant la distillation

Avant le contact du cuivre et du feu, la fermentation façonne l’identité alcoolique du futur distillat. Cette dégradation des sucres (fructose, glucose) par l’action de levures en alcool et arômes, donne la base – le « vin de base » ou le « moût fermenté » – que l’alambic sublimera ensuite. Sur les terres d’Occitanie, la diversité des méthodes reflète l’histoire agricole et l’exigence écologique qui animent la nouvelle génération d’artisans.

Levures indigènes : le choix du terroir et de la spontanéité

Dans plus d’une distillerie du Sud, la fermentation se fait « nature », en s’appuyant exclusivement sur les levures indigènes présentes sur les peaux de fruits ou dans l’environnement du chai.

  • Une fermentation au rythme du fruit : Les artisans laissent opérer la microflore naturelle pour déclencher la transformation. Cette méthode, rarissime à l’échelle industrielle (moins de 5 % des volumes mondiaux selon Decántalo), prime l’expression du terroir et la complexité aromatique.
  • Des résultats imprévisibles… et uniques : La fermentation spontanée, réalisée sans ensemencement extérieur, donne parfois des fermentations plus longues (jusqu’à 2 semaines pour certains fruits rouges) et peut générer une acidité volatile plus marquée – une signature recherchée dans certaines eaux-de-vie.
  • Le cas des distilleries bio : Soucieuses des équilibres microbiologiques, les distilleries certifiées AB ou Nature & Progrès évitent les adjuvants chimiques et privilégient des cuves ouvertes, facilitant l’installation de levures sauvages.

Certains maîtres de chai racontent que pour les vieilles prunes ou les cerises noires d’Aude, la fermentation démarre parfois dès la cueillette, à même la benne. On devine alors à l’odeur si la fermentation tient sa promesse…

Levures sélectionnées : maîtriser les profils aromatiques

Pour d’autres distilleries, notamment celles qui visent une régularité parfaite ou qui travaillent des fruits fragiles (poire, abricot), l’ensemencement avec des souches de levures commerciales est privilégié.

  • Contrôle du ferment : Les souches de Saccharomyces cerevisiae, reines de la fermentation alcoolique, sont sélectionnées pour leur robustesse, leur tolérance à l’alcool et leur capacité à révéler certains esters aromatiques (floraux, fruités).
  • Maîtrise de la cinétique : L’utilisation de levures sèches ou liquides permet de contrôler la vitesse de fermentation (de 2 à 6 jours pour la plupart des fruits du Languedoc), minimisant les risques d’arrêt de fermentation ou d’apparition de composés indésirables (acide acétique, H2S…).
  • Sécurité alimentaire : En cas d’année compliquée (fruits abîmés, météo trop chaude), les souches commerciales réduisent les contaminations et assurent un taux d’alcool de base optimal pour la distillation.

La plupart des distilleries artisanales du Gard utilisent un mix : pied de cuve naturel puis ensemencement si besoin, gage de flexibilité sans sacrifier la personnalité du millésime.

Fermentation en macération : tradition fruitière et aromatique intense

Les distillateurs du sud du Tarn et de l’Hérault aiment la macération longue, notamment pour les prunelles, figues, mirabelles mais aussi pour les plantes aromatiques (fenouil sauvage, thym citron).

  1. Écrasement ou foulage à la main : Les fruits ou plantes, souvent écrasés grossièrement, sont laissés en cuve (ou même en bonbonne de verre chez les plus petits producteurs) pour une durée de fermentation pouvant atteindre 21 jours.
  2. Extraction douce : L’absence totale de démucilagination mécanique préserve les noyaux, sources d’arômes d’amande amère (benzaldéhyde) très caractéristiques des vieilles eaux-de-vie régionales.
  3. Remontage manuel : Il n’est pas rare que les artisans brassent quotidiennement leurs cuves de prunes pour homogénéiser et éviter la formation d’un « chapeau », réduisant la prise de mousse sauvage.
  4. Températures fluctuantes : Les petits volumes et locaux non climatisés laissent la température monter (souvent 22–26°C), favorisant une fermentation explosive et un bouquet riche en composés secondaires (esters, aldéhydes).

Cette méthode, certes exigeante, révèle directement l’empreinte de la main et la saison. Selon une enquête de l’INRA, 16 à 20 % des distilleries artisanales fruitières utilisent une macération longue pour des raisons autant aromatiques que philosophiques (INRAE, 2022).

Innovations : nouvelles fermentations pour nouvelles eaux-de-vie

La vague des « spiritueux locaux » pousse les distillateurs occitans à revisiter la fermentation. Près de 10 % des distilleries de la région expérimentent des techniques issues du monde brassicole ou viticole, cherchant à enrichir la texture ou sculpter le profil aromatique :

  • Fermentation en amphore : Quelques pionniers (comme à Mireval ou Narbonne) fermentent en jarres de grès ou d’argile. Ce contenant micro-poreux, remis au goût du jour, permet une micro-oxygénation discrète et complexifie les arômes (chiffres : entre 4 et 7 % des distillateurs selon Spiritueux Mag).
  • Fermentation mixte : Certains associent levures et bactéries lactiques (pied de cuve panaché) pour obtenir un « vin de base » plus doux, moins acide, idéal pour les eaux-de-vie blanches à boire jeunes (cas fréquent sur les distilleries de fruits rouges).
  • Utilisation de co-ferments : Surtout sur les grains (maïs, seigle local), où levures panificateurs, lactobacilles et parfois Brettanomyces (« levure des caves ») s’ajoutent, rappelant les pratiques du whisky craft américain ou écossais.

L’introduction de techniques hybrides, à la croisée du cidrier et du vigneron, ouvre la porte à des eaux-de-vie inclassables, où la fermentation ne sert plus uniquement un taux d’alcool, mais un paysage d’arômes.

Écologie : Fermentations propres, économie d’énergie et circuits courts

Au fil de nos explorations, un fil conducteur émerge : la sobriété dans l’art de fermenter.

  • Moins d’eau, moins de déchet : Les distilleries optant pour une fermentation solide (sans ajout d’eau – « fermentation sur marc ») réduisent le volume d’effluents à traiter. Dans le Languedoc, ce système représente jusqu’à 30 % des ateliers fruitiers, selon les estimations de l’ADEME régionales (ADEME).
  • Valorisation des résidus : Au sortir de la fermentation, les marcs sont souvent séchés et réutilisés : litière bio pour élevage, compost pour vignerons voisins, ou même nouvelle fermentation secondaire pour des vinaigres ou bières acides artisanales.
  • Circuits courts et autonomie : Quelques distilleries travaillent exclusivement avec des fruits invendus (abricots, melons, pêches), conférant à la fermentation un double statut : créatrice de goût et outil anti-gaspillage.

Bouquet final : quand la fermentation fait la différence

De la cuve sablonneuse enfouie au pied d’un verger à la jarre dressée à côté de l’alambic, chaque méthode de fermentation trace la promesse d’une eau-de-vie unique. Les distilleries artisanales occitanes jouent le jeu du vivant : alliance de hasard, de mémoire agricole et de science douce. À rebours de l’uniformisation, la fermentation devient matière à récit, où deux cuvées ne se ressemblent jamais tout à fait. Dans le silence des chais, pendant que la mousse frémit, c’est déjà la région qui parle – et la prochaine gorgée qui se tisse.

  • Pour aller plus loin : une immersion chez trois distilleries occitanes, trois philosophies fermentaires : levure sauvage en Cévennes, pied de cuve ancestral près de Béziers, et fermentation mixte innovante dans l’Aude. À retrouver prochainement sur le site.

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